Tu as fait partie des fondateurs de Cenca, dans quelles circonstances a été créée l’organisation ?
Les gens qui ont fondé Cenca appartiennent à la génération de 1968. C’était l’époque du printemps de Prague, de la contestation à Paris, de la mobilisation contre la guerre au Vietnam, de l’assassinat de Luther King. Au Pérou, cela a correspondu à l’arrivée au pouvoir de Velasco Alvarado, qui était progressiste, de Torres en Bolivie, d’Allende au Chili. Les années 70 sont au Pérou des années de fort exode rural depuis les régions andines du pays vers Lima. Très rapidement, ces populations vont commencer à s’installer là où il y a de la terre. Et très rapidement, elles vont commencer à s’organiser pour rester sur les terres qu’elles occupent. C’est dans ce contexte que ceux qui ont fondé Cenca ont commencé à se mobiliser. Moi j’étais étudiant, je faisais du théâtre dans le quartier populaire de l’Agostino. Ma femme était déjà présente dans un quartier populaire avec l’Eglise proche de la théologie de la libération. Il y avait aussi une jeune québécoise, Denise Ménard, qui a participé à la création de Cenca ainsi qu’une professeure de mon université. Il y a eu à l’époque trois grèves générales quand le successeur de Velasco Alvarado, plus réactionnaire, est arrivé au pouvoir. C’était un mouvement pour la démocratisation qui poussait pour une assemblée constituante et qui a permis des élections en 1980. Il y a aussi eu ce qu’on appelle la centralisation des quartiers populaires. Ce processus de centralisation a rendu possible la création d’une organisation nationale, qui s’est appelé la confédération nationale des quartiers populaires du Pérou. Des jeunes universitaires se sont alors engagés avec nous. On s’est aperçu qu’il fallait que les populations aient un appui beaucoup plus fort, plus professionnel, donc on a créé Cenca.
Quelle était la situation dans les quartiers populaires ?
La question des quartiers populaires était nouvelle dans les années 70. Les populations qui y habitaient luttaient pour garder leur terrain, pour officialiser leur situation. C’était des gens très combatifs. On s’est mis en lien avec les responsables de quartier pour empêcher les gens d’être chassés et pour qu’ils aient accès aux services de base.
Comment s’est passé l’accueil dans ces quartiers ?
Il faut mentionner l’appui de l’Église, qui a soutenu notre démarche. Beaucoup de religieux étaient engagés dans les luttes populaires, donc la population nous a bien accueillis. Ce sont avant tout des amitiés, des relations, qui nous ont permis d’intervenir dans ces quartiers.
Comment Cenca arrive-t-il à créer cette alliance très forte entre les habitants de Mariategui et son équipe de salariés ?
Je suis plutôt fier de ça, car les salariés de Cenca sont plus des militants que des salariés. Ce sont des relations qui vont au-delà du travail. Cenca est proche des gens avec lesquels nous travaillons. Ils voient que nous ne sommes pas clientélistes, que nous sommes désintéressés. Au Pérou le clientélisme est fort et les gens se méfient de ça.
Pourquoi mêlez-vous formation technique et conscientisation politique ?
C’est important de mêler les deux car un grand pourcentage des personnes avec lesquelles nous travaillons sont des femmes, qui subissent constamment le machisme. Quand elles se forment à un métier, elles changent d’esprit, elles s’affirment. C’est important de leur donner des instruments pour s’émanciper. Après la formation, on commence à parler de choses un peu plus politiques, de droits, de leur vision. On avance pas à pas. Nous croyons que les quartiers populaires ne sont pas le problème mais sont la solution. L’inégalité et l’exclusion sont très présentes dans la société péruvienne. Parfois on voit que les gens aisés continuent de penser comme leurs grands-parents dans les années 50. Il y a du racisme, la société péruvienne est fragmentée. Il faut que les quartiers populaires démontrent à la société que le changement social, environnemental est possible.
En quoi la pédagogique populaire de Paulo Freire est-elle importante pour Cenca ?
Cenca est pratiquement né avec sa philosophie, il est même venu nous rendre visite à Lima. Sa pensée nous a aidés à comprendre que si on veut aider les gens, il ne faut pas être à l’extérieur mais apprendre d’eux et voir ce que nous pouvons leur apporter à partir de notre connaissance scientifique. Nous avons publié un livret dont le titre est : « Ce n’est pas une expérience, c’est la vie », autour de la gestion du territoire à Mariategui. C’est un principe fort pour nous : si tu vis avec les gens que tu accompagnes, tu ne penses pas comme des intellectuels qui ne sont pas sur le terrain. Eux ont une manière de voir les gens qui est malheureusement fausse mais prédominante dans notre société. On s’est décidé à écrire sur notre expérience sinon ce sont les autres qui écrivent l’histoire.
Quand Cenca et Frères des Hommes ont-ils commencé à travailler ensemble ?
J’étais dans les bureaux de Cenca un jour, quelqu’un a sonné, c’était Robert Falley, alors directeur de Frères des Hommes. Il était en contact avec des amis à nous qui travaillaient à Cuzco et qui lui ont donné l’idée de venir nous parler. C’est quelqu’un qui a vécu longtemps au Pérou. C’était en 1990 et notre relation avec Frères des Hommes s‘est depuis développée de manière très naturelle car depuis le début ça n’est pas une relation de bailleur. C’est une relation de complicité, d’idées communes. Il y a cette volonté de changer les choses, on retrouve ça dans le collectif Former pour transformer, qui regroupe Frères des Hommes et ses partenaires.
Quels sont de manière globale les blocages qui empêchent l’émancipation des habitant.e.s des quartiers populaires de Lima ?
Chez Cenca, nous disons qu’il y a 3 types d’urgence. Tout d’abord l’urgence économique et sociale, il y a une forte exclusion sociale dans la société avec une manière discriminante de considérer les populations en situations de vulnérabilités. Il y a ensuite l’urgence environnementale qui fait que les plus vulnérables habitent dans des endroits très difficiles. Et enfin l’urgence sanitaire avec la pandémie. Les gens ont au final peu de temps au quotidien pour s’organiser, se mobiliser, car ils doivent gagner leur vie. Ils ne peuvent pas rester chez eux c’est impossible.
Qu’est-ce que la crise sanitaire a changé pour vous ?
La pandémie a révélé des choses inattendues pour nous. L’Université catholique s’est par exemple engagée fortement dans Mariategui, le quartier où nous intervenons. Les étudiants contribuent à construire des cantines collectives. Ils ne connaissent pas les quartiers populaires, ils n’y étaient jamais allés. Même les professeurs, qui ont ce statut d’intellectuels intouchables, ont commencé à venir, on a collaboré avec eux. Les gens du centre de Lima commencent à s’intéresser à ce qui est fait dans la périphérie. Pour cela il faut que les gens de Mariategui soient capables de montrer un savoir-faire, notamment environnemental, c’est possible. Du coup, cela chamboule aussi la pensée du quartier, qui ne se retrouve plus isolé.
40 ans est un bel anniversaire pourtant vous avez mis en ligne un logo tout en noir, pourquoi ?
Les 40 ans ont eu lieu en même temps que des manifestations très importantes. 3 millions de Péruviens, surtout des jeunes, ont défilé pour chasser du pouvoir un président illégitime. Mais deux jeunes ont été assassinés par la police. C’était une période de deuil, notre anniversaire leur a été dédié. La police a été extrêmement brutale, comme jamais nous n’avions vu, même à l’époque de Fujimori.
Question très très large, quel serait ton plus beau souvenir dans ces 40 ans d’histoire ?
Depuis les années 80, plusieurs générations se sont impliquées dans Cenca et en ont renouvelé l’esprit, les actions. C’est ça mon plus beau souvenir. Il y a maintenant une nouvelle génération qui a repris Cenca en main et qui pousse, avec ses propres idées, son questionnement, c’est beau à voir.