A l’origine de cette mission, il y a la volonté de Cenca de travailler collectivement sur un texte de Paolo Freire, tu peux nous en parler ?
Pédagogie des opprimés de Paolo Freire est un texte fondateur de beaucoup de pratiques en Amérique Latine qui visent l’émancipation des personnes. Ce texte traite par exemple de la conscientisation, comment on considère la formation comme un moyen de créer des possibilités pour sortir des rapports de domination, pour changer des conditions de vie. Ce sont en fait des pistes de réflexion sur comment avec le support de la formation, tu fais prendre conscience des inégalités, tu amènes les personnes à voir leur contexte, pour dérouler une formation adaptée à leurs problématiques pour qu’elles puissent agir. Davis Morante, le responsable pédagogique de Cenca s’en est beaucoup inspiré, et ça lui a notamment permis de faire évoluer les pratiques de formation de Cenca. Aujourd’hui, il a une volonté de transmettre ça aux autres membres de l’équipe pour poursuivre dans l’amélioration de leurs pratiques.
Cette mission a été construite d’une manière un peu particulière…Est-ce que tu peux nous en parler ?
Notre parti-pris avec Cenca pour cette mission, c’était de co-construire un programme ensemble, sur place, avec tous les membres de l’organisation. Nous sommes partis de leur lecture de Pédagogie des opprimés, ce qu’ils avaient retenu, ce qui les questionnait, ce qu’ils arrivaient à raccrocher à leurs pratiques… Pour ensuite créer un programme. Je leur ai proposé une trame pour la mission, et on a replacé tout ce qui leur parlait dans cette trame. La première journée a donc été consacrée à la construction du programme avec tous les membres de l’équipe, ce que l’on voulait traiter, comment on voulait le faire, journée par journée. Puis, au jour le jour, on décidait de ce que l’on allait faire, on choisissait les orientations que l’on voulait prendre, cela faisait partie de la co-construction collective.
Quels sont donc les avantages de co-construire la mission avec le partenaire sur place ?
Il y en a beaucoup ! Il y a déjà le fait que les personnes sont vraiment associées. Décider collectivement de ce que l’on veut faire, ça leur permet aussi de s’investir davantage, d’avoir une place d’acteur beaucoup plus forte. Cela crée de la participation et ça permet d’être au plus près des problématiques des personnes sur le terrain. Par conséquent, il y a plus d’assiduité, les gens sont partie prenante, les ateliers sont plus vivants.
Un des sujets que vous avez traité est l’articulation entre la dimension technique et la dimension politique dans la pratique de Cenca.
Cette articulation est assez complexe, parce qu’elle ne suit pas un modèle. Cenca a beaucoup d’espaces d’apprentissage, dans lesquels les personnes entrent pour différentes raisons. Par exemple, elles peuvent venir pour résoudre des problématiques immédiates, comme le mal-logement. Là, la porte d’entrée va être technique, mais les formations vont les amener sur des choses plus politiques. Par exemple, en questionnant les personnes sur leur situation, en identifiant les responsabilités autour de leur problématique : qu’est-ce qui relève de toi-même, de la communauté, ou du système ? L’idée c’est donc de se dire que certes, on acquiert des compétences techniques pour résoudre un problème, mais l’on a aussi une réflexion politique sur notre situation.
Comment se définit le lien entre formateur et apprenant chez Cenca ?
Cenca se questionne beaucoup autour de la posture du formateur. Par exemple, quand tu ne subis pas directement les rapports de domination que subissent les personnes avec lesquelles tu travailles, comment tu fais pour ne pas avoir de relation de pouvoir sur elle ? Pour sortir de ton modèle de formation ? Comment créer des interactions plus horizontales ? Pour eux, il est tout le temps nécessaire de se questionner sur sa propre posture de formateur pour équilibrer la relation avec les apprenants. Il faut aussi faire en sorte que les personnes puissent renforcer leur auto-estime et se sentir valorisées, pour aussi se sentir en capacité de dialoguer avec le formateur et donc prendre sa place d’acteur dans le processus de formation.
Il y a aussi de la part de Cenca la volonté de s’appuyer sur les savoirs des populations. Les personnes savent des choses sur leurs quartiers, elles ont des savoir-faire parfois incroyables... Cenca s’appuie vraiment là-dessus. Les savoirs des populations sont valorisés, et ils sont vraiment mis au cœur de la relation d’apprentissage. Si c’est le formateur qui a le savoir, c’est lui qui a le pouvoir. Mais lorsque l’on considère que les personnes que tu vas former ont autant de savoir que toi, tout est rééquilibré. Quoiqu’il en soit, pour Cenca, la relation entre formateur et apprenant se base sur le respect mutuel, l’horizontalité, l’alliance. En théorie, c’est très beau, dans la réalité c’est parfois compliqué. Mais il y a une vraie volonté d’égalité.
Que t’a apporté cette mission dans ta propre pratique de formatrice ?
Les missions, découvrir les pratiques des uns et des autres, c’est toujours très enrichissant. Cela crée toujours des apprentissages vraiment forts. C’était la première fois que je me rendais chez Cenca, et le fait de rentrer dans ce monde, cette manière de voir les choses, ça a été très riche. Tout cela va servir aussi pour échanger avec d’autres partenaires. Cette manière de réfléchir à la relation entre formateur et apprenant, ou à comment articuler le technique et le politique, ce sont des questions que tout le monde se pose. Cela crée des ponts, on va pouvoir avancer là-dessus avec les autres partenaires, pour améliorer nos actions et arriver à nos idéaux de formation pour l’émancipation.