Quelles sont les mesures prises au Pérou pour faire face à la crise sanitaire ?
Depuis le 11 mars, toutes les activités économiques non essentielles se sont arrêtées. Ça n’a pas été progressif comme dans d’autres pays, on a directement été confinés. Plus personne ne travaille maintenant. 2 jours après le confinement, le gouvernement a instauré un couvre-feu de 18h à 5h du matin car les gens ne respectaient pas assez l’interdiction de sortir. La semaine dernière, les hommes pouvaient sortir 3 jours et les femmes 3 jours. Le dimanche personne ne sortait. Dans la pratique, les femmes sortaient le mardi, le jeudi et le samedi. Ça a créé des situations chaotiques dans les marchés et les supermarchés car faire les courses est au Pérou une activité dont s’occupent les femmes. Par contre les jours où les hommes étaient supposés sortir, il n’y avait personne. On a vu que l’inégalité de genre était profondément enracinée chez les hommes et les femmes, sur des choses aussi simples que faire ses courses. Le but était de limiter les contacts, mais personne ne se doutait que ça créerait un tel fossé. Cette mesure a aussi compliqué la situation de la population transsexuelle. La crise l’a rendue visible. Pour la 1ere fois un président péruvien a parlé d’une politique qui reconnait l’égalité de genre, ce qui n’est pas rien. Mais dans la réalité, police et armée se comportaient toujours de la même façon. Ils n’avaient pas été formés et continuaient d’humilier les transsexuels, surtout les transsexuels femmes qui sortaient. Au final, le gouvernement a reconnu son erreur et a supprimé cette mesure des trois jours.
Comment a réagi la population ?
Dans le Nord, ils ont un couvre-feu qui commence à 16h car il y a eu beaucoup d’abus, des sorties non autorisés et l’Etat se rendait compte que de plus en plus de cas apparaissaient dans cette région. Ils ont dû être plus restrictifs. Il y a un système d’amende comme en France. Nous aurons bientôt passé un mois en confinement, qui a été prolongé jusqu’au 26 avril. Les gens commencent à avoir un peu plus peur. On voit que les chiffres augmentent, qu’il faut des mesures encore plus restrictives. Des reportages ont montré que les hôpitaux ne sont pas préparés du tout. Un nouvel hôpital qui allait rentrer en fonction à Lima a été réquisitionné par l’Etat pour en faire « l’hôpital covid19 ». Il est déjà saturé, et les petits hôpitaux en 1ere ligne ne savent pas trop comment faire. Ça crée un climat de peur, on voit qu’il y a des annonces mais que c’est compliqué de les mettre en place. Les contagions continuent d’augmenter, il y a plus de tests de faits mais ça continue.
Quel est l’enjeu à San Juan de Lurigancho, et plus précisément dans le quartier de Mariategui où intervient Cenca ?
San Juan de Lurigancho est le plus grand district de Lima, avec une concentration humaine très importante et des niveaux de vie différents. Ce qui nous préoccupe le plus ce sont les parties hautes dans le quartier de Mariatagui. C’est là qu’on trouve des collines envahies de maisons précaires dont l’accès est difficile, et dont la population accède difficilement aux services de base notamment l’eau. Or dans une situation de crise sanitaire, on recommande de se laver les mains régulièrement sachant que l’eau dans ces parties hautes arrive très difficilement. Elle passe sur des terres privées, par camion, et est donc plus chère. On demande aux gens de se confiner alors qu’ils ont très peu d’espace. Il y a des populations en situation d’extrême pauvreté qui ne sont pas forcément inclues dans l’aide d’urgence prévue par le gouvernement péruvien de 100 € pour 15 jours. Potentiellement cette aide touche plusieurs millions de Péruviens, mais la base de données est ancienne, elle n’a pas été réactualisée. Beaucoup de familles ne reçoivent donc pas cette aide. Elles ne peuvent pas non plus sortir gagner leur vie. Il n’y a aucun revenu et ça devient très difficile, les gens ont faim. Ceux qui tiennent des magasins alimentaires peuvent sortir, les autres non. A Mariategui, beaucoup d’hommes travaillent dans le bâtiment, ils ne peuvent plus. Ils n’ont pas de contrat de travail, on les appelle quand il y a du travail. C’était déjà une situation précaire. Les familles qui ne sont pas dans la base de données n’ont aucun revenu pour faire face à un mois de confinement. On ne sait pas exactement combien elles sont dans cette situation, le district de San Juan de Lurigancho est très vaste. Mais par exemple dans Mariategui, nous avons une base de données de 465 familles sans aide de l’Etat et ça ne m’étonnerait pas que ce soit le double. On utilise cette liste pour la distribution des repas, les chefs de quartiers nous ont aidés à identifier les familles. On se rend compte que certaines d’entre elles ne mangent pas ou très peu. On sait qu’elles vont quémander dans les marchés. Il y a un peu de solidarité entre voisins, mais c’est limité. En dehors des paniers qu’on distribue, il y a une aide de la municipalité qui doit arriver. L’Etat a donné une enveloppe à chaque district pour de la distribution alimentaire, San Juan de Lurigancho étant le plus peuplé, il a donc droit à une enveloppe de 2 millions de soles (520 000€). Cenca a envoyé un communiqué disant que l’organisation sera attentive à ce que cette aide soit bien distribuée à ceux qui en ont besoin et en toute transparence, sans corruption. Il y a un gros passif de corruption dans ce district. On ne sait pas quand cette aide va être distribuée. Les habitants des parties hautes de Mariategui sont persuadés qu’elle ne leur parviendra jamais.
Pendant une réunion du projet Habla Mujer (Parole de femme)
Comment avez-vous monté la distribution de paniers repas aux familles du quartier de Mariategui ?
Face à l’urgence, on s’est rendu compte que beaucoup de familles allaient devoir passer 15 jours puis un mois en confinement, exclues de ce système d’aide exceptionnel. Au bout d’une semaine quand le processus de subvention été officialisé, qu’on a pu vérifier avec les familles de Mariategui si elles allaient toucher cette aide ou non, on a décidé en parallèle de contacter des systèmes de banques alimentaires qui avaient la pratique et les autorisations, qui avaient des campagnes en cours de récupération de denrées auprès des marchés ou supermarchés. On leur a demandé si elles pouvaient nous accompagner et nous donner de la nourriture. Mais ce sont des systèmes un peu longs, on a aussi décidé de lancer une petite campagne de dons avec les membres de Cenca pour pouvoir acheter de la nourriture. On a fait 4 distributions, surtout du riz, thon, huile, pâtes, lentilles, ou lait concentré.
Comment maintenez-vous le lien avec les habitants ?
On utilise beaucoup WhatsApp avec les familles, beaucoup de « groupes » WhatsApp existent. On appelle certaines familles en direct. On utilise ces groupes pour envoyer les informations qu’on reçoit, quels sont les numéros d’urgence quand on ne se sent pas bien, quand il y a des violences domestiques. On relaye les visuels informatifs des ministères ou on en fabrique nous-mêmes. Esther, l’avocate de Cenca en charge de la permanence juridique, ne peut pas se rendre sur place pour rencontrer les femmes qu’elle accompagnait. Mais elle est toujours en contact avec elles. Les audiences sont suspendues, elle continue l’accompagnement pour préparer l’après. Elle est disponible si nécessaire mais ça reste compliqué si de nouvelles personnes souhaitent la consulter.
Comment Cenca s’est adapté à cette crise ?
Seulement deux personnes de chez nous peuvent se rendre auprès des populations, les autres travaillent à la maison. Chacun continue des actions possibles par télétravail, notamment des réunions avec d’autres collectifs. Avec Frères des Hommes, on est sur une fin de projet, donc plutôt sur des actions ponctuelles qui sont en suspens. Sur notre autre projet de la Ciudad de la Esperanza, qui commençait juste en mars, il existait un plan de travail pour co-construire avec les habitants une vision à trois ans de la « ville de l’espérance », ou comment améliorer leur quartier et imaginer des actions correspondant aux besoins de la population. Quelque part ça a été plus facile de basculer sur l’aide alimentaire, car en période de rentrée suite aux vacances d’été, nous avions engagé peu d’activités sur place.
Comment tu imagines la suite du projet Habla Mujer ?
On va devoir reprendre les activités de « clôture » et être obligés de les repenser en fonction des impératifs créés par cette situation. On va utiliser cette opportunité de bilan pour rentrer dans le questionnement, dans la co-construction avec les habitants sur la meilleure façon de développer leur quartier, avec leur participation active. Et on pourra réfléchir à certaines thématiques avec un autre regard pour repenser les actions qui recommenceront en 2021. Il va y avoir un besoin de recréer un lien humain, ça sera très important. Recréer la proximité, écouter, accompagner les habitants qui sont toujours oubliés des politiques publiques.