Dans les pays où nous intervenons, les situations d’injustice et d’inégalité sont nombreuses et anciennes. Elles ont été accentuées par des politiques affirmant la primauté du commerce et de la finance aux dépens de la souveraineté des peuples et des pays, souvent imposés par les instances internationales et souvent à l’origine des migrations vers les pays plus développés ou vers les grands centres urbains.
En Haïti, après le séisme qui a dévasté un tiers du territoire, fait 200 000 morts et 300 000 sans-abri, les pouvoirs publics ont privilégié les investissements dans le tourisme et l’agro-industrie, délaissant le secteur de l’agriculture familiale qui fait pourtant vivre la majorité de la population. Au Sénégal, où près des deux tiers de la population a moins de 25 ans, l’Etat n’a pas les moyens pour construire les écoles, former des enseignants, organiser l’insertion des jeunes sur le marché du travail par l’apprentissage. En Inde, la politique libérale et le non-respect des droits sociaux et du travail ont renforcé les inégalités et la pauvreté et rendent d’autant plus difficile la mobilisation des populations qui les subissent. Les blocages qui maintiennent les populations dans l’exclusion sont souvent profondément ancrés dans la société elle-même et peuvent être source de discrimination envers les femmes, les populations migrantes ou les minorités religieuses, en les maintenant dans ce statut d’exclus. L’Etat peut aussi être un frein à ces changements par manque de moyens ou de volonté.
La formation cherche à lutter contre toutes ces formes d’exclusion et d’enfermement en développant une conscience critique individuelle et collective. C’est une condition indispensable de la transformation sociale.
Mais il n’y a pas de modèle type de formation encore moins de modèle unique. Chacun de nos partenaires inscrit ses actions de formation dans une stratégie de transformation sociale qui lui est propre, adaptée au contexte local et à ses objectifs mais tous visent trois objectifs complémentaires :
Le premier est d’apprendre un métier pour devenir autonome, pour nourrir sa famille et s’affirmer socialement. C’est le cas en Haïti, où le Mouvement Paysan Papaye (MPP) forme les paysans à l’agroécologie, leur permettant de mieux vivre, dans le respect de l’environnement et en quasi autonomie en développant les circuits courts, à l’image de nos AMAP en France.
Mais apprendre un métier ne suffit pas. Le deuxième objectif est de former les plus démunis à s’organiser et renforcer leur pouvoir d’agir grâce au collectif. Au Sénégal, dans la région de Touba, au centre du pays, l’artisanat est pour beaucoup un moyen d’échapper à la pauvreté. Mais peu considérés par l’Etat sénégalais, artisans et apprentis travaillent dans des conditions très précaires. L’ONG Kora-PRD a développé l’apprentissage aux métiers d’artisans pour les jeunes de la région et contribue aussi à renforcer la solidarité par la création de corporations d’artisans.
Le troisième objectif est de faire reconnaître les droits de ces populations défavorisées en leur donnant les moyens de s’exprimer et de présenter leurs revendications. Au Pérou, les habitants de la banlieue de Lima, ont été formés par l’organisation Cenca sur leurs droits en tant que citoyens et à l’organisation d’actions de mobilisation (manifestations, plaidoyer, marches) pour interpeller directement les pouvoirs publics sur le manque crucial d’infrastructures mais aussi pour proposer des solutions.
Dans la formation il n’y a pas de vérité toute faite. Le formateur détient certes un savoir mais il « co-construit » des compétences à partir de l’expérience de ceux qui se forment, jeunes ou adultes Le but est de fournir des pistes d’action plutôt que des solutions types. Le « formé » devient acteur de son propre changement en interaction avec les autres, plutôt qu’un simple apprenant. C’est une approche plus exigeante et plus complexe, cela demande du temps mais c’est le prix d’un changement et d’une transformation sociale durable, le prix d’un développement pour tous et d’abord pour les plus pauvres.
C’est cette approche par la formation qu’il est nécessaire de développer pour qu’une société soit en mesure d’offrir un avenir à sa jeunesse autre que l’émigration, pour que cette jeunesse participe à la construction de son pays, en restant libre de ses choix.
Luc Michelon
Président de Frères des Hommes
Publiée le 30/09/2015 dans "Le Plus" du Nouvel Observateur