Quel est l’état d’esprit de la population, après l’annonce de la prolongation du confinement jusqu’au 30 juin ?
On s’attendait à ce que le confinement continue mais qu’il s’allège progressivement. Les 15 derniers jours avant que soit annoncée cette prolongation les autorités ont commencé à alléger les restrictions pour certains secteurs comme la pêche, la construction ou les mines. Pour certaines personnes cette prolongation a été un choc mais en fait il n’était pas difficile de voir que ça allait arriver. On atteignait à chaque fois un plateau de contamination, qui, on le croyait, aller baisser. Un jour ça allait mieux, mais le jour d’après il y avait 4 fois plus de contaminés.
Quel a été l’impact de la crise sur les habitants du quartier de Mariategui, dans lequel intervient Cenca ?
De manière générale pour le pays, c’est une crise généralisée. 70% de la population travaille sans être déclarée, ce pays est entièrement informel. Il s’est développé de cette manière et c’est encore plus flagrant à Mariategui où presque 95% de la population travaille dans l’informel.
Quand la crise a débuté, nous n’étions pas conscients de son impact. Au début, nous nous sommes dit que ça n’allait durer que 15 jours, qu’on verrait après. Mais ces 15 jours sont déjà 15 jours de trop pour la population de Mariategui. Beaucoup ont en fait continué à travailler. Comme la plupart des marchés avaient fermé, leur seul choix était de devenir marchand ambulant, ils ont commencé à vendre des masques. C’était la seule source de revenus à laquelle ils pouvaient accéder.
Les premiers temps, le plus curieux était que les quartiers les plus touchés étaient les plus aisés, en contact avec l’étranger et dont les habitants ont fini par propager le virus dans le reste du pays. Au début Mariategui n’a pas été touché. C’est après que se sont développés ce qu’on appelle les cas communautaires, sans contact avec l’étranger. Là les quartiers populaires ont été impactés. La deuxième semaine du confinement, l’Etat a commencé à mettre en place une première aide financière de 760 soles (200€) pour 15 jours pour les familles les plus vulnérables Elle a été très difficile à mettre en place. Les listes n’étaient pas à jour et seuls 10%, 15% des foyers l’ont reçue. Ensuite a été mise en place l’« aide aux travailleurs indépendants » mais seulement les travailleurs déclarés, ce qui représente une toute petite partie des « indépendants ». Donc cette aide n’a pas profité aux plus vulnérables. Enfin est arrivée l’« aide universelle », le but était d’atteindre les personnes qui n’avaient pas bénéficié des aides dont je viens de parler mais là aussi beaucoup de familles n’étaient pas sur les listes et il y avait quand même un certain nombre de prérequis. Au final, beaucoup de familles de Mariategui se sont retrouvées sans rien.
Dans quels secteurs travaille la population ?
Les gens ici peuvent travailler dans quatre domaines : ils sont soit vendeurs ambulants, soit dans la fabrication de vêtements, très dur et mal payé, soit ils travaillent dans la construction mais là aussi tout est informel, soit ils conduisent des motos-taxis. Si les gens ne peuvent pas sortir, ils n’ont pas de travail. Le secteur textile est à l’arrêt, pareil pour la construction. Pour les motos taxis, il faut équiper son taxi pour pouvoir rouler et cela coûte trop cher. Comment faire pour quelqu’un qui n’a pas travaillé depuis deux mois ? C’est la réalité de Mariategui.
Comment avez-vous essayé d’y répondre ?
Au début, on a essayé de s’occuper des familles en distribuant des paniers-repas, du très basique pour atteindre le plus de familles. Nous avons financé ces paniers avec une campagne de dons, avec un bon nombre de retours au début. Mais ces dons ont baissé par la suite, les gens se disaient que tout ça allait passer, dans deux semaines, dans un mois.
On s’est aussi aperçu qu’une approche individualisée devenait compliquée. Il fallait que les habitants mettent en commun ce qu’ils avaient, un peu comme l’époque de la récession dans les années 90, où sont apparues les cantines populaires, sur ce principe de la mise en commun. Ces cantines ont perdu un peu de leur importance au fil des années. C’est ce principe qu’il faut réactiver, se rassembler entre voisins et mettre en commun ses moyens, sa nourriture. C’est comme cela que les « casseroles pour tous » sont apparues.
Comment t’apparaît la gestion de la crise de la part de l’Etat ?
Pas forcément négative, avec une société aussi informelle que la nôtre l’Etat ne savait pas quelles mesures prendre. Pourtant le Pérou a été le pays en Amérique du sud à prendre les mesures de restriction le plus tôt et de manière la plus drastique, mais aussi avec le plus grand nombre de décès. Les autorités ne savent pas vraiment comment gérer cette informalité et prennent des décisions qui ne sont pas réellement adaptés. Après des efforts ont été faits. Mais ça, c’est à un niveau national. Au niveau de Mariategui, c’est autre chose. Quand on te dit : reste chez toi. Comment fais-tu dans un espace de 5m2 ? C’est de la folie. Pareil pour le lavage des mains. On te dit que le Covid est une chose grave, qu’il faut te laver les mains, mais où puis-je trouver de l’eau ? Les autorités ne prennent pas en compte ce type de quartier. L’action de l’Etat est aussi limitée quelque part, ils peuvent difficilement faire plus. Là où un gouvernement comme le Chili doit s’occuper en priorité des 30 % de la population non déclarés, au Pérou le gouvernement doit gérer 70% du pays.
Du coup la population n’a d’autre choix que s’organiser de manière autonome ?
Oui, je te donne un exemple. Il existe cette aide minimale de 80 soles pour chaque famille qui pour une raison ou une autre n’a pas reçu les autres aides de l’Etat. Elle est distribuée par la mairie non pas selon les besoins des familles mais selon le soutien ou non des quartiers au maire actuel lors des dernières élections. C’est de la corruption, purement et simplement. Donc une majorité des quartiers précaires n’a pas été soutenue. La situation à Mariategui est déprimante, elle est très dure. On parle de familles qui sont, sans la pandémie, dans une situation d’extrême pauvreté. Tu peux imaginer la situation avec la pandémie. Les gens se sont organisés, quand même. Je te parlais des casseroles pour tous. Ce sont des femmes surtout qui en sont à l’initiative, inquiètes de l’alimentation de leurs enfants. Elles ont donc commencé à cuisiner en commun ce qu’elles avaient. C’est quelque chose qui est pratiqué dans les campagnes, en période de crise.
Comment les conséquences de la crise ont elle été amplifiées par le système social et économique du Pérou ?
Tout ce système s’écroule, complétement. Quand tu regardes la télévision, tu vois des gens qui meurent dans les couloirs d’hôpitaux. Beaucoup de personnes que je connais préfèrent rester chez eux que de sortir se faire soigner à l’hôpital. Il n’y a plus de lit, plus d’oxygène. On demande aux gens d’acheter leur propre oxygène, une bouteille d’oxygène coûte 1 000 dollars. En temps normal, si je dois me faire soigner dans l’hôpital public, et je suis moi un salarié déclaré avec une carte de sécurité sociale, je dois attendre 40 jours. Si quelque chose de grave arrive, je suis obligé de payer pour les soins. C’est comme cela que ça marche. Il y a tellement de monde que les gens sont obligés de faire la queue devant l’hôpital dès 3h du matin. Et ce sont des conditions disons normales.
Comment considères-tu la relation que Cenca entretient avec la population de Mariategui ?
Elle est très spéciale, il y a une forte proximité, les gens nous appellent quand ils sont en mauvaise situation. Ils nous font confiance. Ça nous donne aussi une grande responsabilité, il faut qu’on soit vigilants à ce qui se passe dans la communauté. Nous n’avons jamais pensé à fermer Cenca pendant la crise. Ça aurait été comme une démission.