Commençons par la présentation de votre organisation, Concept.
Concept est une ONG sénégalaise créé en 1996, qui fête 25 années d’existence. Je suis un des trois fondateurs. Depuis le début, nous avons eu des activités dans l’artisanat, qui est très présent dans nos villes, soit pour former les artisans ou améliorer les conditions de l’apprentissage. Petit à petit nous nous sommes diversifiés, notamment dans l’informatique, dans la formation. Nous sommes 163 employés dans Concept.
Sur quelle action Concept s’est-il engagé avec Frères des Hommes ?
Avec Frères des Hommes, nous partageons l’enjeu de l’artisanat, un secteur important dans sa dimension économique et sociale, avec une forte dimension formation. Cette dimension est très importante dans le pays, car beaucoup de jeunes se retrouvent souvent sans formation, sans alternatives, pour être préparé à entrer dans la vie active. Ce sont des jeunes qui partent tôt de l’école et sont assez mal vus dans leur quartier, ils ont besoin d’être accompagnés.
Comment sont vus les artisans au Sénégal ?
Dans les années 80/90, l’artisan était vu comme quelqu’un avec un travail dégradant, salissant, mais cela change car de moins en moins de monde a accès à un statut d’employé, dans un bureau. Il y a aussi des exemples d’artisans qui ont construit des entreprises très solides, qui leur ont permis d’acquérir un certain statut social. Cela valorise le métier. Aujourd’hui il y a une faible reconnaissance et un faible soutien de la part de l’Etat pour l’artisanat. Il y a des évolutions mais l’importance de l’artisanat en termes sociaux et économiques n’est pas prise en compte à sa juste valeur. Pourtant tout est construit, confectionné, développé par l’artisanat au Sénégal. Les artisans sont à tous les coins de rue. Mais tout est très informel, nous ne connaissons pas le nombre exact des artisans, les chambres des métiers ne représentent que 15% des artisans.
Quel est le profil des jeunes qui participent au projet ?
Ils viennent de deux communes péri-urbaines, Grand Yoff et Parcelles, dans la banlieue de Dakar, où vivent en général des populations en situations de vulnérabilités. Les jeunes que nous accueillons viennent en général de ménages vulnérables. Or au Sénégal, très souvent ceux qui s’engagent dans l’apprentissage viennent de ce type de familles car ils ne peuvent pas bénéficier d’un soutien financier qui leur permettrait d’aller ailleurs. L’égalité de genre est aussi très importante pour nous. Les jeunes femmes rencontrent beaucoup d’obstacles pour être économiquement indépendantes. Elles ont aussi des difficultés pour continuer leurs études car elles doivent s’occuper de leur foyer. Certaines se marient très tôt. Certains métiers sont considérés comme des métiers d’homme. C’est pourquoi nous essayons d’intégrer le plus possible les femmes dans notre projet.
Quelles sont les actions mises en place jusqu’à présent ?
D’abord ce qu’on appelle l’alphabétisation fonctionnelle, c’est-à-dire donner une formation aux jeunes pour qu’ils maitrisent bien le métier. C’est-à-dire savoir lire, écrire et avoir les éléments pour compter, faire un devis, une facture. Ensuite c’est l’appui aux conditions d’apprentissage, souvent dans certains ateliers le matériel est insuffisant pour une bonne formation. Nous appuyons aussi les maitres artisans qui sont formés dans ce projet. Il y a aussi des formations en gestion, d’autres centrées sur l’estime de soi.
Est-ce que beaucoup de jeunes émigrent ? Quelle est la situation ?
C’est une réalité, car beaucoup de jeunes ne trouvent pas d’emploi, 200 000 à 300 000 jeunes arrivent chaque année sur le marché du travail qui ne peut en absorber que 30 000. Les perspectives sont sombres. Il y a le fait que certains sénégalais qui ont émigré en Europe, et qui y ont réussi, renvoient cette image d’Eldorado où tout est possible. Il existe aussi une forte pression dans les foyers pour que le jeune contribue aux charges de la famille, c’est quelque chose qui le pousse vers l’extérieur. Cela rejaillit aussi sur la famille car la société estime que la réussite, ou non réussite, d’un jeune dépend aussi des qualités de sa famille, en particulier de sa mère. Tous ces facteurs contribuent à cette situation, c’est une pression qui est là et qui va s’accentuer. Mais en fait c’est une pression qui concerne surtout l’Afrique, laquelle reçoit plus de 80% des émigrés africains, on en parle peu.
Quel est votre avis sur les récentes émeutes auxquelles participaient de nombreux jeunes sénégalais ?
D’abord il y a eu des erreurs politiques, le président sénégalais a cherché à réduire l’opposition. L’arrestation de l’opposant Ousmane Sonko, qui a été une manœuvre très grossière, est un moyen d’avoir un contrôle sur l’échiquier politique sénégalais. Il faut rappeler que cet opposant est originaire du sud du pays, de la Casamance, une région qui a un rapport conflictuel avec le pouvoir à Dakar. Il y a dans le pays un problème de démocratie, qui a été fortement touchée. Ça a été un des effets déclencheurs de la crise. La justice a été impliquée, le législatif aussi. Bien sûr, la crise sanitaire a fait partie de ces effets déclencheurs, certains ont perdu leur emploi, les frontières étaient fermées, les loisirs interdits.
Quelle est le poids de la société civile sénégalaise dans le pays ?
Elle a joué un grand rôle dans l’arrivée de Macky Sall en se mobilisant contre un troisième mandat d’Abdoulaye Wade. Elle a une histoire, une certaine influence, mais qui s’est affaiblie avec l’actuel président. Car beaucoup de membres ont rejoint ce dernier. La société civile est présente mais divisée. Comme beaucoup de gens au Sénégal elle n’a pas du tout vu venir les émeutes qui ont touché le pays.
Comment la justice sociale peut se construire par et pour les populations en situation de vulnérabilités, à partir de leurs expériences, de leurs pratiques ?
Ce que nous faisons depuis des années construit à des changements sociaux, car nous travaillons avec les populations en situations de vulnérabilités, jeunes, femmes, artisans. L’approche dans notre accompagnement est importante, la transformation sociale doit se faire avec et pour les acteurs. Décider et faire à la place de ne marche pas. C’est important de co-construire, de développer des échanges, des relations, contre l’isolement qui rend vulnérable. Dans ce projet, ce sont les jeunes qui ont décidé des activités, nous, nous accompagnons.