La fameuse formule du président haïtien Joseph Michel Martelly, « Haiti is open for business », lors de son discours d’investiture en mai 2011, avait été saluée par les bailleurs internationaux comme la promesse du renouveau économique du pays. La croissance a effectivement repris en 2013 (+4,3%) et en 2014 (+2,7 %). La Banque mondiale a souligné la « performance » d’une économie qui « se redresse », même constat pour le Fonds monétaire international. Mais ce « redressement » n’a pas profité à tout le monde. La pauvreté touche près de 60 % de la population et les paysans sont les plus affectés : près de 75 % des habitants en zone rurale vivent sous le seuil de pauvreté. Depuis le séisme, qui a dévasté un tiers du territoire et fait 200 000 morts, le choix des pouvoirs publics est de concentrer les investissements dans le tourisme et l’agro-industrie, délaissant le secteur de l’agriculture familiale qui représente pourtant un quart du PIB haïtien.
Le parc industriel de Caracol est devenu l’emblème de cette nouvelle politique haïtienne. Financé en partie par les fonds de la reconstruction attribués après le séisme, il est soutenu par l’État haïtien, les États-Unis et la Banque interaméricaine de développement (BID). Il accueille notamment une entreprise coréenne de textile (Sae-A Company) qui produit des vêtements pour la grande chaîne américaine de supermarché Walmart. 5 000 emplois ont été créés mais à quel prix : le salaire minimum est de 200 gourdes (soit près de 4 euros) par jour, et les conditions de travail sont jugées très difficiles par les salariés. Mais surtout, le parc industriel a été construit sur des terres très fertiles : Caracol était considéré comme le « grenier à blé » du nord-est d’Haïti. Dans un pays qui a perdu sa souveraineté alimentaire, le choix d’expulser des paysans de leur terre paraît invraisemblable.
Autre exemple, la future exploitation des bassins miniers. Une proposition de loi qui doit en déterminer les conditions (avec l’assistance technique de la Banque mondiale) est en cours de préparation depuis 2013, mais sans consultation de la population et de la société civile. Interrogé en 2013 par un journal haïtien, Ludner Remarais, directeur général du Bureau des mines et de l’énergie, ne prenait pas la peine de masquer l’implication des compagnies privées : « l’avant-projet de loi [sur les mines] n’est pas encore ouvert à toutes les parties prenantes. Mais, pour le moment, il est entre les mains des compagnies pour les commentaires et suggestions ». L’exploitation des bassins miniers n’a toujours pas débuté mais cette opacité fait craindre une dégradation de l’environnement déjà fortement fragilisé par une déforestation massive.
Déjà en novembre 2012, la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme mettait en garde contre la politique de l’Etat haïtien : « favoriser l’implantation d’industries tournées vers l’exportation (comme dans le parc de Caracol) n’est qu’une réponse à court terme au besoin d’emplois, sans sécurité pour l’avenir (les investisseurs étrangers peuvent trouver d’autres bassins d’emplois plus compétitifs en matière de coûts ailleurs) et surtout sans effet d’entraînement pour une industrialisation durable capable de répondre aux besoins du pays ».
Le riz, aliment principal du pays, est importé à 80%
Haïti n’a pas connu d’élections depuis plus de 3 ans. A ce jour, Haïti n’a plus de Parlement, le président gouverne seul avec ses ministres ; des élections pour la présidence, le Sénat et l’Assemblée nationale sont prévues en novembre prochain. Dans ce bourbier politique et face aux choix du gouvernement, les paysans cherchent à se faire entendre mais avec beaucoup de difficultés. A ainsi émergé la mobilisation de mouvements issus de la société civile comme notre partenaire, le Mouvement paysan Papaye (MPP) en faveur de la souveraineté alimentaire. En 1986 et 1996, deux programmes d’ajustement structurel coordonnées par le FMI et la Banque mondiale imposent en effet à l’Etat de réduire ses droits de douane. Les produits importés inondent alors le marché haïtien, concurrençant les paysans du pays et éliminant un grand nombre d’exploitations agricoles. Dans les années 80, Haïti produisait 95% de son alimentation, aujourd’hui le pays ne parvient pas à produire suffisamment de nourriture et importe plus de 50% des besoins de sa population. Le riz, aliment principal du pays, est importé à 80%.
Une société où le « lait et le miel coulent pour tous »
L’Etat haïtien est complètement absent du milieu rural, sans politique de réforme agraire, avec peu d’infrastructures sur le terrain, laissant le terrain libre à certains acteurs discutables, comme les églises évangéliques qui se multiplient dans les campagnes. Dans cette équation, la société civile tente de s’organiser, notamment le Mouvement paysan Papaye. Créé il y a 40 ans dans la région du Haut Plateau Central, il regroupe aujourd’hui plus de 60 000 membres paysans. L’éducation et la formation sont ses deux « armes » pour transformer la situation des paysans haïtiens et de l’Etat haïtien, considérant que seules des organisations fortes peuvent être capables d’exiger de l’Etat d’intervenir. Pour atteindre ces objectifs, le MPP se base sur plusieurs stratégies avec d’abord à la base un travail de conscientisation et mobilisation : il s’agit de former les paysans et de leur permettre de comprendre leur environnement politique et social, notamment l’importance de la production et de la consommation des produits locaux. L’éducation collective est essentielle dans ce processus, s’éduquer ensemble comme disait le pédagogue brésilien Paolo Freire. Il s’agit aussi de les former à des techniques agricoles alternatives. L’agro-écologie représente pour le MPP un véritable mode de vie, porteur de valeurs de solidarité, d’entraide, et une alternative au modèle de développement agricole intensif aujourd’hui dominant. Le modèle du « Jardin Prekay » joue à ce titre un grand rôle et a été disséminé dans tout le Haut Plateau Central. Ce jardin « près de la maison » (« kay » veut dire « maison » en créole), permet en effet, de cultiver des légumes durant la saison sèche, période de l’année habituellement improductive pour les paysans, donnant une réelle opportunité aux paysans de travailler sur leurs terres et de faire sortir leur famille de la pauvreté.
A l’opposé du « Haiti, open for business », la société civile haïtienne, à l’image du MPP, lutte pour une société où le « lait et le de miel coulent pour tous », comme le disent ses membres, « tout ce que nous faisons doit converger vers cela, une Haïti verte et autosuffisante ». La route est longue, raison de plus pour les soutenir.
Publié le 12 mai 2015 dans Mediapart