Inde : l’esprit de lutte et de négociation (partie II)

Suite du témoignage de Thomas Delalandre, chargé de projet, de retour de Bangalore dans le sud de l’Inde, auprès de Fedina, partenaire de Frères des Hommes.

Est-ce que Fedina accompagne aussi les femmes au niveau individuel ?

Oui. En plus de l’accompagnement collectif, Fedina intervient aussi au niveau individuel. Par exemple, si une femme subit des violences domestiques, elle peut aller voir Usha ou Sridevi de l’équipe de Fedina pour lui parler de ce problème. Peu importe l’heure qu’il est, elles vont aller ensemble au commissariat porter plainte. C’est une action individuelle qui se répète assez souvent. Même pour ce qui est du droit du travail. Au bureau de Fedina à Bangalore, il y avait une personne qui dormait là-bas. Elle nous a expliqués qu’elle était une travailleuse dans une fabrique de textile. Il y a quelque temps, il y a eu un conflit avec les managers de l’usine et elle a été frappée. Elle a du se faire opérer, mais elle ne connaissait personne à Bangalore. Fedina lui a alors proposé de rester au bureau le temps de sa convalescence. Pour moi, cela montre l’engagement de l’équipe de Fedina à tous les niveaux.

Tu as participé à la journée internationale des personnes âgées, tu peux nous en parler ?

Cette journée a été pour Fedina l’occasion de mobiliser les groupes pour les droits des personnes retraitées. C’est déjà un premier pas de parler des personnes âgées comme des retraitées : ça veut dire qu’elles ont travaillé, et qu’elles ont certains droits. L’idée de cette journée, c’était de réclamer cette reconnaissance, et de se réunir devant le département du travail à Bangalore pour bloquer l’entrée et réclamer l’application de leurs droits. Il y avait bien sûr des personnes retraitées, mais aussi d’autres groupes mobilisés comme des travailleuses domestiques. C’était vraiment une mobilisation collective autour de revendications communes : les pensions de retraite, l’accès aux droits de santé, d’éducation, et le droit à un repas journalier.

"C’était vraiment une mobilisation collective autour de revendications communes : les pensions de retraite, l’accès aux droits de santé, d’éducation, et le droit à un repas journalier."


Ils sont restés de 10h à 16h devant le bâtiment, en chantant et en faisant des discours un peu provoquants pour inciter les agents du département du travail à descendre et discuter avec eux. Quand ils sont descendus, l’activiste en charge de ce thème a pu négocier et formuler par écrit une requête. Celle-ci est a ensuite été signée par un agent, qui normalement devra l’envoyer à une autre institution qui sera en charge de mettre en place les mesures. C’est un peu ça le circuit.

En quoi est-ce que ces personnes sont particulièrement vulnérables en Inde ?

Il y a des personnes âgées dans trois des cinq groupes accompagnés par Fedina et par le projet, et les sit-in et mobilisations font justement partie des activités menées dans le cadre de ce projet. Elles sont vulnérables à plusieurs niveaux. Il y a tout d’abord la dimension économique : elles n’ont pas assez de ressources pour subvenir à leurs besoins, et pour aider leur famille, quand celle-ci ne les a pas abandonnées. Parce que c’est quelque chose qui se passe, les familles abandonnent les personnes âgées, et cela représente une forme extrême de vulnérabilité. Il y a aussi le fait que ce soit des femmes, elles ne peuvent pas toujours s’exprimer ou se mobiliser, et elles sont souvent limitées voir dominées par leurs maris, leurs enfants ou leurs frères. Il y a aussi une vulnérabilité culturelle, une pression sociale liée à leur caste.

Tu as fait des visites pour rencontrer les différents groupes accompagnés par Fedina, tu peux nous en parler ?

Pendant cette mission, en plus des personnes âgées dont j’ai parlé, j’ai rencontré majoritairement des femmes membres des groupes de travailleuses domestiques. Par exemple, les travailleuses hamali, qui sont à la fois domestiques et qui travaillent aussi dans la préparation et l’emballage de produits agricoles. Ces femmes travaillent sur les marchés de grossistes où les céréales et les graines sont rassemblées, elles doivent les préparer et les emballer dans des sacs qui pèsent très lourd. Elles sont payées en nature : c’est-à-dire un quart de kilo par sac. Sachant qu’elles ne font pas plus de quatre à cinq sacs par jour. Mais si elles veulent garder leur travail, il faut aussi qu’elles travaillent comme domestiques chez leur employeur. Ce travail-là n’est pas payé.
Il y a aussi un dernier groupe que l’on a vu, ce sont les manual scavengers, chargés de nettoyer les sanitaires chez des particuliers ou des canalisations dans les rues. Ils sont moins nombreux que dans les autres groupes, le projet souhaite accompagner à peu près 200 de ces travailleurs par exemple. C’est la première fois que Fedina travaille avec eux, le groupe est pour l’instant dans sa phase de structuration. Mais c’est difficile parce que c’est une pratique interdite en Inde, même si cela se fait toujours. Il faut aussi savoir que les hommes ont souvent honte de dire qu’ils font ce métier-là, c’est donc plus compliqué de les mobiliser. L’approche de Fedina a été d’aller voir les épouses de ces personnes pour créer un groupe de soutien.

"C’est une pratique interdite en Inde, même si cela se fait toujours. Il faut aussi savoir que les hommes ont souvent honte de dire qu’ils font ce métier-là, c’est donc plus compliqué de les mobiliser."


Pour l’instant, c’est un peu une expérimentation, et ils essayent de se mobiliser pour des droits sociaux de base pour la santé ou l’éducation des enfants. Mais une autre difficulté avec les manual scavengers, c’est que beaucoup d’entre eux consomment de l’alcool pour éviter de sentir les odeurs au travail. Cela crée un fort taux d’alcoolémie et s’accompagne parfois de violences domestiques au sein de ce groupe-là. Il y a vraiment un cumul des problèmes dans cette pratique.
Dans tous les groupes accompagnés par le projet, excepté pour les manual scavengers, il faut compter entre 1 500 et 2 000 personnes. Ils sont divisés en bureaux, mais ils ont beaucoup de travail et peu de temps de recul. C’est pour ça que c’est intéressant d’avoir l’intervention de personnes extérieures, que ce soit par des organisations comme Frères des Hommes ou dans les groupes de réflexions desquels Fedina fait partie.

Qui sont les interlocuteurs de Fedina dans ces groupes ?

Ce sont les activistes qui font le lien entre les groupes et Fedina. Mais le lien entre les activistes et les groupes se fait soit directement avec quelques membres un peu leader, soit en passant par le bureau de ces groupes si le syndicat a déjà été créé. Les activistes sont souvent des travailleurs sociaux très militants. Le fait d’être activiste, c’est aussi quelque chose qui se transmet en famille. On a rencontré un duo de père-fille activistes par exemple.

Tu peux nous en dire plus sur les revendications de ces groupes ?

Une des principales revendications de tous ces groupes, c’est un revenu minimum, formalisé et équilibré entre les différentes travailleuses. Il y a aussi la demande d’accès à un repas journalier gratuit, l’accès aux soins de santé et aux médicaments. Les groupes demandent aussi un accès à l’éducation pour les enfants.

"Une des principales revendications de tous ces groupes, c’est un revenu minimum, formalisé et équilibré entre les différentes travailleuses."


Les personnes âgées, elles, demandent l’accès à une pension décente. Une autre revendication portée par les femmes, c’est l’égalité : le fait d’avoir une place dans l’économie et dans la prise de décision de la famille, et aussi de ne plus être harcelées par leurs employeurs Il y a aussi la demande à un jour de repos par semaine pour les travailleuses domestiques. Parce qu’il faut savoir que si elles prennent un jour, elles doivent rattraper le lendemain et donc avoir une double charge de travail.

Qu’est-ce qui t’a le plus impacté dans cette mission ?

Avec Fedina, ce qu’il y a d’impactant, c’est la dimension de risque et de menace qui pèse sur les femmes lorsqu’elles font des revendications. Que ce soit par rapport à leurs patrons, à leurs maris… On a l’impression que les femmes se mettent en danger lorsqu’elles réclament leurs droits. C’est très fort de se rendre compte de ça. Il y a aussi eu des histoires individuelles qui m’ont marqué. Par exemple, pendant la réunion mensuelle d’un groupe dans un bidonville, une femme retraitée a pris la parole pour partager son expérience de vie. Elle nous a racontés qu’elle avait travaillé pendant plus de 40 ans, elle a été porteuse de charges, travailleuse domestique… Elle gagne aujourd’hui à peine 600 roupies comme pension de retraite, et 20 sont retirées par le facteur qui prend une commission. Dans un témoignage de désespoir, elle nous disait qu’elle ne pouvait même aider son petit-fils. Mais ce qui est impactant aussi, c’est de voir l’espoir qu’apportent les mobilisations.

Pour consulter la 1ère partie du témoignage de Thomas D. c’est ici.