Quand as-tu rejoint Fedina ?
Je travaille avec Fedina depuis 2000 à Bijapur. Nous travaillons avec des ouvriers du bâtiment, des employées de maison, des retraitées, des vendeurs de rue. J’ai un rôle de conseiller en fait, on échange des idées, je suggère des choses, les gens réagissent…je suis moins dans l’accompagnement qu’avant car toutes ces personnes font tout toutes seules, elles vont voir leurs employeurs elles-mêmes, elles vont voir l’administration elles-mêmes.
Quel est ton parcours ?
Je viens d’un endroit proche de Bijapur, je vivais dans une communauté disons dominante, qui possédait des terres, qui disait un peu à tout le monde quoi faire, qui avait beaucoup de Dalits [1] à son service. J’ai grandi dans cet environnement mais je comprenais ce qui se passait. J’ai fini par partir pour rejoindre une communauté de Dalits. C’est là que j’ai construit mes idées, elles ne m’ont plus quitté, elles sont en moi maintenant. Quelques années plus tard, j’ai été élu délégué du village le village où je vivais, j’étais jeune adulte. Mais cette élection gênait clairement les représentants locaux du parti du Congrès et du BJP, qui ont alors essayé de m’intimider en lançant de fausses accusations contre mon père. Il a été obligé de me désavouer en public pour se sauver et c’est là que j’ai rejoint Bangalore et Fedina. Même si au début ils me donnaient juste 1 000 roupies par mois [rires]. J’ai commencé à travailler sur le droit à la terre, mais la mafia s’en est mêlée, ils ont menacé ma future femme. J’ai dû plier bagage une nouvelle fois.
Tu es retourné à Bijapur ?
Oui, à Bijapur il existait une antenne locale de Fedina mais qui n’en suivait pas vraiment le positionnement. On m’a envoyé dans la ville pour en prendre la coordination. On s’est concentré sur les bidonvilles qui peuplent la ville, dans lesquels vivent des employés de maison, des ouvriers…On s’est adapté à cet environnement. C’est à ce moment que Fedina a développé son approche par le droit. A l’origine, notre action était de faire reconnaitre le droit à la terre des habitants des bidonvilles. L’Etat refusait de leur accorder ces droits, il acceptait seulement d’aménager les terrains mais en chassant les occupants. A partir de ce moment-là la population a commencé à s’intéresser à la question, puis à d’autres thématiques et donc à devenir plus consciente de sa situation sociale. Il y a tellement de lois dans ce pays mais qui ne sont pas appliqués, il faut donc s’organiser pour qu’elles le soient. Mais il ne faut pas s’organiser n’importe comment, se mettre en groupe ne suffit pas, il faut formaliser la démarche, créer un syndicat reconnu par l’Etat, pour être en mesure de négocier. Il faut aussi déclencher l’idée du syndicat, les gens ne voient pas tout de suite l’intérêt, ils sont là pour travailler, c’est tout. On a donc commencé à parler aux employées de maison, aux ouvriers. On leur disait : "votre travail doit être reconnu, c’est un travail digne que vous avez. Pourquoi ne demandez-vous pas une augmentation de salaire ? " Ils sont allés voir leur employeur, et ont réalisé qu’il était important d’y aller en groupe. De cette façon l’idée d’un collectif a commencé à apparaître. La graine était plantée d’une certaine manière.
Pourquoi la population vient voir Fedina ?
Les gens viennent nous voir d’abord par rapport à leur situation personnelle, pourquoi ne pas essayer se disent-ils, si on obtient plus grâce au collectif, allons-y ! Les femmes retraitées disaient au début que ça n’était pas la peine de faire quelque chose pour elles, mais maintenant elles ont réalisé qu’elles avaient le droit de demander une retraite. Oui, il y a une volonté de changement social, si on ne fait pas entendre la voix de ceux qui n’ont rien, qui le fera ? Les employeurs font ce qu’ils veulent et ceux qui travaillent sous leurs ordres finissent par croire leur situation est normale, que c’est leur sort. Cette année on s’est mobilisé sur un mémorandum de demandes avec les femmes retraitées. On a eu différentes réunions avec elles, on leur a demandé quels étaient leurs besoins et comment on devrait faire pour que ces besoins soient satisfaits. On a eu des discussions sur le rôle du gouvernement, sur son action. On leur montrait que leur travail avait contribué à l’économie du pays. De cette manière, on a pu décider d’une stratégie. Les femmes qu’on accompagne ont maintenant ce réflexe d’aller voir leurs employeurs demander ce qui leur est dû, et tout cela vient d’un réflexe collectif que les formations que donne Fedina ont construit.
Peux-tu parler du contexte en Inde ?
Je peux remonter à la décennie entre 1985 et 1996, c’était l’époque des mouvements sociaux en Inde, il y en avait de toutes sortes. Puis les politiques de privatisation sont arrivées, les politiques d’éducation ont été modifiées, ce qui a particulièrement impacté les mouvements sociaux. Des mouvements religieux dirigés par des castes ont alors commencé à émerger et à se propager dans tout le pays. Les seuls qui résistent aux classes dirigeantes sont les syndicats. Il fallait les diviser et la meilleure méthode était de favoriser les mouvements religieux. C’est comme ça que les classes populaires perdent.
Question très vaste, est ce que tu penses que les castes peuvent un jour disparaître en Inde ?
Pour le moment, c’est le contraire, elles prennent plus d’importance. Les partis politiques ne vont pas agir. Seule une alliance des Dalits, des minorités comme les musulmans, des partis progressistes pourra mettre un terme aux castes en Inde. Il y a quand même un vrai mouvement qui se dessine : récemment un million de paysans ont marché vers Dehli, il y a aussi des manifestations de jeunes qui ne trouvent pas d’emploi et qui ne veulent plus des discours religieux. Mais les classes populaires ne réalisent pas encore la valeur du vote. Elles ne réalisent pas la portée du changement que le vote peut avoir. On peut par exemple rassembler des travailleurs pour revendiquer leurs droits, ils viendront mais quand il s’agir de voter, ils vont voter pour les personnes de leur communauté. Qu’est-ce que serait une Inde parfaite ? Une Inde où on comprend les droits de l’autre, où on les respecte et où on combat que ce soit toujours le cas.